La Mer Salée est une maison d’édition qui s’engage tant sur l’écoconception de leurs livres et de leur site web que sur les contenus des récits publiés. Dans leur dernier ouvrage collectif « Les utopiennes, des nouvelles de 2043 » paru en 2023, des habitants du futur nous racontent leur monde advenu et les points de bascule des années 2020-2030.
En tant que maison d’édition, pourquoi avoir fait le choix de publier des utopies ? Et en quoi peuvent-elles représenter des « récits mobilisateurs » concernant les enjeux de notre époque ?
Avec Yannick Roudaut, co-fondateur de La Mer Salée, depuis plus de 20 ans nous avons la volonté d’accompagner une transformation écologique radicale de la société. Après plusieurs années à travailler sur ces questions, en effectuant des recherches sur les freins et leviers psychologiques, on s’est rendu compte que le passage à l’échelle mais aussi le soutien du premier barreau (les défricheurs, les utopistes) passait par le questionnement et l’évolution des normes culturelles. L'édition est donc un moyen puissant et pourtant délaissé. C’est pourquoi en 2013, on crée La Mer Salée. Plus que tout, l’utopie et la fiction créent du désir, de la confiance et dynamitent le sentiment d’impuissance. Ce dont nous avons impérativement besoin pour ne pas nous résigner ! Un seul mot peut fissurer une certitude, changer notre posture et ouvrir des perspectives. Cependant on ne veut pas produire de nouveaux « récits mobilisateurs », ce serait une autre idéologie, un prêt à penser. En revanche les récits nourrissent un terreau fertile aux utopistes, permettent de montrer d’autres normes. Ils satisfont aussi le besoin de validation sociale du plus grand nombre. L’idée n’est pas de donner à consommer des histoires, mais de donner à voir et à ressentir d’autres perspectives pour leur donner corps, les rendre envisageables, évidentes, désirables. Créer des brèches dans le récit dominant, qui nous est présenté comme unique, irrémédiable, acceptable. Ensuite les lecteurs décident, font des choix et deviennent ainsi souverain, acteur, impliqué, engagé. La lecture d’œuvres utopistes suscite l’émotion, flatte ce qu’il y a de plus grand en nous. On a tous et toutes en tête des livres qui nous ont « sauvés », où on s’est reconnus. L’action nait de l’émotion, pas d’un rapport du GIEC.
Quelle est la force du livre comparé à d’autres formes d’expression comme le cinéma ?
Comparé à la lecture, le visionnage d’œuvres audiovisuelles est plus passif et favorise un rapport de consommation (les images s’imposent, l’univers, la tête des héros...). Avec le livre, ce sont les lecteurs qui donnent vie au récit, le forme. De leur lecture naissent des images qui leurs sont propres, ils sont réellement créateurs. C’est aussi un moment d’intimité qui exige la pleine présence, sinon on perd le fil de l’histoire. C’est un temps suspendu, or c’est dans ces moments-là, protégé du regard des autres, des croyances limitantes et du poids des normes qu’émergent nos élans et nos peurs profondes, avec sincérité. On est curieux, ouvert, en sécurité, donc disponibles pour être bousculés, pour déposer nos colères et regarder cet autre monde et le héros que nous pourrions être. On est totalement libre. On peut être plusieurs personnages, avec une possibilité de mouvement, en exploration, cela nous autorise l'incertitude, nous enseigne avec plus de légèreté, donc moins de résistance. La fiction littéraire permet véritablement d’éprouver les situations, les émotions, les enjeux, les complexités, de les vivre ! On peut ouvrir des possibles et c’est bon. Quand un personnage vit quelque chose, par le phénomène performatif de la lecture, on le vit aussi. Le cerveau ne faisant pas la différence entre ce qu’il lit et ce qu’il vit réellement, l’expérience de lecture est profondément transformatrice.
Quel est le rôle de votre secteur dans la métamorphose écologique ?
Pour chaque récit que nous publions, on se demande à qui, à quoi cela profite : au statu-quo, à la perpétuation des normes culturelles actuelles ou à la valorisation d’un autre modèle ? Favorise-t-il la sidération et l’inaction ou au contraire l’« empuissantement » ? Ce point est fondamental, on ne peut pas se défausser sur les lecteurs et lectrices qui choisiront. Chaque maison d’édition a une part de responsabilité dans le monde qu’elle esthétise et diffuse, toute œuvre a une vision politique et un effet. Outre la contribution à des normes, une œuvre littéraire peut mobiliser, permettre à des « alternatifs » d’être représentés, reconnus, à des combats d’apparaitre victorieux. Elle peut inspirer les lecteurs, c’est un support pour partager des émotions et trouver des alliés. Les clubs de lecture sont de plus en plus nombreux. Le récit peut servir à des actions dans le réel. On m’a sollicité en tant qu’autrice, suite à la publication des Déliés, notamment une professeure pour parler d’utopie au collège, un conseil général pour imaginer son territoire dans 20 ans... Pour Les Utopiennes, les mêmes élans émergent : une artiste en fait la base d’une œuvre, un arpentage est organisé en Seine Saint-Denis...
Comment éviter la réappropriation de certains mots ou récits évocateurs par des marques ou des personnalités politiques ?
Oui il y a la récupération de nombreux mots qui témoigne d’une faiblesse de la pensée. On aime ajouter l’adjectif réaliste à l’utopie, on enlève la force subversive de ce mot qui en fait son efficacité (un impensé) tout en récupérant l’aspect « joyeux », ce qui est un aveu de non-audace. Mais nous sommes de moins en moins dupes des discours politiques non incarnés, l’effet boomerang peut revenir contre l’émetteur. Le plus dangereux ce sont les mots couvercles, qu’on utilise sans les questionner. L’un des principes de l’utopie repose sur le piratage, on ouvre la boite d’un mot comme les adeptes de l’ « open source » ouvrent les codes. Un « mot couvercle » décrète une abstraction et étouffe le sens profond. Par exemple les « parties prenantes » fait oublier que l’on parle en fait des « personnes concernées », ce qui engage bien davantage. Questionner les récits c’est s’affranchir du prêt à penser, de la conformité et de la superficialité des choses, car là se niche la « banalité du mal » dont parle Hannah Arendt. C’est la force des croyances culturelles en place. La croissance économique infinie comme postulat inaliénable en est une. Lorsqu’on s'attaque au vocabulaire et qu’on parle de décroissance ou de contentement, on s’attaque aux croyances, le ciment d’une société, donc on met en péril une harmonie sociale. L’utilisation de nouveaux mots est fondamentale pour exprimer des émotions, des expériences, de situations qui ne sont pas reconnues. Sans mot pour les qualifier elles n’ont ni légitimité, ni véritablement de réalité. Les mots sont des prises sur le monde. C’est d’ailleurs pourquoi nous avons publié Les mots qu’il nous faut de Jeanne Henin.